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Brassée de souvenirs
De même que l'on se charge de multiples et divers morceaux lorsqu'on
va au bûcher chercher une brassée de bois pour le feu, de même j'ai
voulu ici rassembler une brassée de souvenirs.
Ces souvenirs viennent de conversations avec plusieurs anciens qui
m'ont raconté les choses du passé. Cette brassée est forte de cet
apport de la tradition orale qui a fait si longtemps la richesse de
la vie rurale et en a façonné l'humanisme profond.
« En 1892, m'a raconté ce vieil ami aujourd'hui disparu, le 28
avril, la neige a tombé toute la journée et elle a tenu trois jours.
Le seigle commençait à épier, le colza était fleuri, les luzernes
étaient déjà hautes de 20 centimètres... Tout a été nettoyé.
Ce jour-là, mon père, qui était jeune homme, devait aller à la noce
d'un cousin, à dix kilomètres de l'autre côté du chef-lieu. Il
devait gagner Auxerre à pied et là, prendre la diligence à six
chevaux, boulevard Vaulabelle. Levé à trois heures du matin, il
ouvre la porte et voit tomber la neige, si épaisse qu'on n'y voit
goutte. Il attend, au coin du feu. A cinq heures, elle tombe
toujours. Finalement, il est resté à la maison, et la neige ne
s'est arrêtée qu'à la nuit tombante. »
« L'année suivante, me dit un autre ami, 1893, ce fut une grande
sécheresse. Ça a commencé par un printemps d'une précocité
exceptionnelle. » Pensez donc, sa mère se souvient que le 5 mars,
ses parents faisaient leur première livraison d'asperges à la gare
de Chemilly, ainsi que je l'ai évoqué dans l'un des premiers
chapitres. Déjà en plein mois de février, les premières fleurs
étaient là et les abeilles étaient sorties. Puis la sécheresse a
continué. On a "éralé" des feuilles de gevrine, de peuplier, d'orme,
de frêne, pour donner aux bêtes. »
Il se souvient aussi qu'en 1911 on avait dû « éraler » également.
Le vin fut excellent. Et puis dix ans après, 1921, fut encore une
année sèche, et une année exceptionnelle pour le vin. On coupait
aussi cette plante bizarre qui tient du chardon et des ombellifères
qu'on appelle communément « le chardon cornusiau ». On le fauchait
à la faux, on laissait sécher une journée, et puis on le battait au
fléau pour l'amollir et ôter les gros piquants, et on le donnait aux
vaches.
« Voyez-vous ce manche de marteau à casser les noix ? dit mon vieux
voisin, eh bien, il est plus vieux que moi! »
En effet, ce manche d'outil avait été fait par son père, dans un
morceau de houx ramené d'un voyage en Morvan. Il faut vous dire
qu'en sa jeunesse, dans les années 1890, il allait avec un marchand
d'Auxerre aux foires de Clamecy et de Corbigny d'où il ramenait, à
pied, les boeufs de travail que l'autre destinait à sa clientèle
d'agriculteurs du plateau, de débardeurs de bois, bref, de
galvachers.
C'est donc en allant vers Corbigny qu'il avait coupé une branche de
houx dans le bois, aux confins des collines morvandelles.
Permettez au passage que je rappelle ce dicton qui vous situe la
frontière du Morvan : « Corbigny n'est pas en Morvan, mais ses
poules y vont aux champs. » En effet, le sol granitique du Morvan
commence à Cervon, six kilomètres plus loin.
A propos, pour faire des manches d'outil, il faut couper le bois en
nouvelle lune, il dure bien plus longtemps ; sinon, il se pique.
C'est comme pour faire un bon balai de bouleau, il faut le couper en
lune croissante.
Je viens de parler du travail d'accompagnateur de boeufs qui était
assez occasionnel et occupait relativement peu. Il faut savoir que
pour les travaux de la terre, à longueur de saisons, les domestiques
se louaient à l'année.
Ainsi, dans un village situé entre Auxerre et Joigny, la louée «
avait coutume », car ce n'était pas partout que se tenaient de
telles manifestations. Donc, dans ce village, la louée se tenait le
jour de la Saint Jean. (A Toucy, c'était à la Trinité). Le boucher
tuait, pour la circonstance, au moins trois veaux. Il y venait tant
de monde qu'il fallait ainsi pourvoir au repas proposé à l'auberge :
le veau Marengo, pour 25 sous.
Cela se passait juste avant le siècle.
A cette journée, outre les accords qui se concluaient entre
domestiques et maîtres, on pouvait se divertir aux stands de jeux
d'adresse : quilles, jeux de lancer, concours de grimper ; il y
avait aussi des manèges de chevaux de bois.
Des marchands vous proposaient les objets traditionnels d'usage
culinaire, de la vaisselle, de la mercerie, et diverses bricoles.
Les mères, pour calmer les gamins excités, les menaçaient de les
attacher à la queue des chevaux des gendarmes.
En d'autres occasions, à la maison, on faisait rentrer les enfants
le soir pour éviter que « la poule noire de Champ Cornu» les vienne
attraper. Pour les empêcher de se pencher à la margelle du puits, on
leur assurait qu'au fond, au ras de l'eau, « la mère Lusine »
(déformation phonétique de cette gaillarde fée Mélusine) les
attendait pour les noyer.
De temps en temps passait un chiffonnier. Il allait de contrée en
contrée, de bourg en hameau, juché sur sa grande carriole attelée de
son cheval péchard, qui portait accrochée au faîte de son collier
une série de grelots pour qu'on l'entende venir.
Le bonhomme avait mis au point une formule qui, proclamée aux
populations visitées, mettait les rieurs de son côté et lui
attirait les sympathies que fait souvent naître la curiosité. Ayant
sonné un long coup de sa trompe de corne, telle un olifant, il
annonçait à voix forte : « Chiffons, ferrailles, bonnes gens ! Je
vends, j'achète. sans échange. Et si c'est moi qui fais l'argent,
c'est bien ma femme qui la mange! »
On lui vendait aussi bien les peaux de lapin que les vieux chiffons.
On lui achetait l'almanach Vermot ou « le Bourguignon salé » édité à
Auxerre, qu'il transportait dans son coffre de voiture, sous le
siège.
Grande barbe poivre et sel, casquette à oreilles sur la tête,
enveloppé d'une grande peau de bique, prenant dans sa tabatière des
prises qui déclenchaient d'homériques éternuements, il incarnait
aux yeux des enfants l'image d'une sorte de père fouettard. Aussi
n'était-il pas rare de les entendre menacer, en cas de
désobéissance, d'être donnés au chiffonnier.
Mais en dehors de ces moments difficiles de l'éducation où le
vouloir des enfants est aux antipodes des volontés des parents, la
vie se déroule, pleine de richesses que vous apporte le sens de
l'observation. C'est ainsi que dès la prime jeunesse, les enfants
apprennent à reconnaître les bêtes, les plantes, les signes du temps
et des choses :
Si l'humidité remonte, c'est signe de pluie ; de même qu'un grand
cerne (halo) autour du soleil « plus le cerne est près, plus la
pluie est loin ; plus le cerne est loin, plus la pluie est près »
est, entre mille autres, un dicton qui souligne l'observation. Si le
soleil lève jaune, c'est la pluie dans la journée. S'il couche
rouge, c'est le vent à suivre.
On observe le vent du jour des Rameaux, le temps des trois jours des
Rogations - ces trois jours qui précèdent l'Ascension - images
dit-on du temps que l'on aura pour la fauchaison, (1er jour), la
moisson (2e jour) et les vendanges (3e jour).
On évite de semer les haricots le jour de l'Ascension, parce qu'ils
ne lèveraient pas ; et on tue le cochon en vieille lune pour que la
viande se garde mieux.
De même c'est en lune décroissante qu'on sème l'avoine car elle
graine mieux. On met le vin en bouteille en lune descendante de
mars.
C'est encore en vieille lune que l'on plante les pommes de terre.
On apprend aux gamins à observer le vol des oiseaux, la hauteur des
nids dans les haies, la pousse des arbres et de la vigne. « A la
Pentecôte, on voit la vigne de côte en côte », voilà qui est facile
à retenir.
On soutire le vin après la pleine lune, par vent de secteur nord,
c'est préférable. On sait que la floraison de l'aubépine (à ne pas
confondre avec l'épine noire) annonce la fin des gelées. On traduit
cela également dans cet adage « à la Saint-Pèlerin (18 mai) il ne
gèle plus ni pain ni vin ».
Je passe pour les saints de glace, je laisse saint Médard et saint
Barnabé et autres saints météorologiques, pour rappeler qu'à la
Chandeleur les perdrix sont accouplées et qu'à Pâques, tôt ou tard,
mais toujours en lune de mars comme chacun sait, il y a déjà des
petites draines dans les nids. Peut-être dois-je préciser que la
draine est une sorte de grive de grande taille, qui ressemble un
peu au merle, bien que de plumage moins sombre, et que c'est elle
qui, aux premiers soirs de douceur où l'on sent que l'hiver s'en va,
s'enlève d'un coup d'aile à la cime des peupliers pour saluer de
son sifflement enjôleur, les prémices du printemps qui vient.
Venait le temps d'été à son heure, et avec lui, après moisson, celui
de la « glane ». Les enfants, à partir de sept ans étaient jugés
suffisamment avertis des choses de la terre pour qu'on leur confie
la garde des dindes et des oies, dans les chaumes. On « menait » sa
troupe de volatiles, avec, comme houlette, une perche légère de
noisetier, au bout de laquelle était fixée une ficelle de cinquante
centimètres environ, et liée de son autre bout à un chiffon. C'était
pour ne point « taler » les bestioles lorsque leur jeune gardien
devait intervenir plus énergiquement qu'à la voix, afin de les
dissuader de s'écarter du champ où le pacage était de rigueur.
J'en viens à la glane. Chaque enfant, en plus de son travail de
gardien attentif devait glaner, ramasser les épis échappés aux
moissonneurs. Chaque pâtre devait donc rentrer le soir avec sa
glane, le plus souvent fourrée dans la musette qui avait
préalablement contenu son casse-croûte. La glane était destinée à
la nourriture du reste de la basse-cour.
Les jours d'école, au retour du soir, les enfants selon la saison,
ramenaient du pré les vaches à traire, rentraient le bois,
cassaient le fagot, cherchaient les oeufs dans les paillers,
donnaient le biberon aux agneaux le cas échéant. C'était l'habitude
chez beaucoup d'acheter dans les fermes, où il y avait un troupeau
de moutons, les agneaux qui naissaient en double, et qu'on élevait
au biberon.
En récompense de tous ces travaux, on avait son morceau préféré du
coq que l'on mangeait à Pâques, et de la dinde sacrifiée à Noël...
... Et c'est ainsi qu'on se retrouve un beau jour, au coin du feu,
prenant au fond de sa mémoire une brassée de souvenirs pour les dire
à un ami.
... Et c'est ainsi que passe une vie à la lente cadence des saisons
et des travaux des champs. On n'a même pas vu grandir la jeune
génération que déjà les brumes du soir s'étendent sur la route.
Guy MARQUET
Les harnais de l'oubli – Témoignage
(116 pages – Prix de vente 14€50)
© 1992 Éditions de l'Armançon - Tous droits réservés pour tous pays.
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