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Au cœur de la forêt d'Othe
La 201 n’avait pas dit son dernier mot. Aux dires de son
propriétaire, c'était une dure à cuire, une increvable. Aussi, en ce
jour de mi-juillet, montait-elle gaillardement la côte de Bussy. Sur
son toit, solidement attachée, les quatre pieds en l'air et
regardant le ciel, une table retournée allait permettre à Mariette
et Marlène de prendre leur premier repas à l'école du gros bourg.
C'était là, parmi ces Bussyats, ces gens de la terre et de la forêt,
qu'exercerait dorénavant pour un ou deux ans peut-être, la jeune
institutrice.
L'increvable gagnait le village par deux petites montées
successives, dépassa à droite la Sapinière et quelques instants plus
tard, sur sa gauche le bois de Bolois : une arrivée dans la forêt
d'Othe. Mariette y était déjà venue enfant, mais elle ne gardait
qu'un vague souvenir de ces espaces boisés. Lors de sa nomination à
ce poste, elle avait refusé d'y venir, craignant de déflorer son
intérêt et voulant se réserver une surprise. C'en fut une en effet:
le village était beau, plus beau qu'elle ne l'avait imaginé, tel un
petit bled au milieu des bois. Une imposante église sur la place
témoignait sans doute d'une grande importance passée; deux écoles
pour trois classes hébergeaient une bonne centaine d'élèves.
La grande école, déjà occupée par un couple d'instituteurs,
affichait un important bâtiment allongé ne comportant au total pas
moins de seize fenêtres. Le froid y pénétrait l'hiver et le grand
hall non chauffé n'améliorait pas la situation. La pauvre
institutrice n'en finissait pas de tousser.
La petite école, comme on le disait, s'accolait, sur la place de
l'église, au bâtiment de la mairie. Les deux sœurs s'installeraient
donc là, au-dessus des services municipaux; c'était presque
rassurant.
« Enfin! Ce n'est pas trop enfoui : de la fenêtre, vous pourrez voir
les allées et venues des villageois. »
Cette parole lancée en l'air n'avait pas fait tilt. Ce n'était pas
l'heure des banales constatations : il fallait déjà expertiser le
domaine, juger de l'emplacement des meubles et aussi organiser un
début de vie. Aurélien, libéré de ses cours à Dijon, était venu
prêter main-forte à l'installation, mais aussi aider Mariette. Quand
il retournerait là-bas dans son Dijonnais, il pourrait ainsi mieux
la fixer dans son souvenir, mieux la situer dans son univers à elle
qui serait ainsi son univers à lui. L'institutrice précédente, sans
doute trop chargée de meubles et voulant rendre service à une petite
débutante, avait laissé là un lit complet, un fourneau à bois et un
petit divan d'angle. Il n'en fallait pas plus à deux amoureux
contents de mignoter leur nid. Lors de ses fréquentes visites,
Aurélien ne se montrait pas trop.
Dans ces campagnes un peu reculées, figées parfois dans leurs
principes, dans ces années de demi-siècle, la réputation de Mariette
aurait pu en pâtir.
Que n'aurait-on pas dit?
Cependant, il fut vite admis au sein des villageois: c'était,
disait-on, le « futur de Mademoiselle ». Quand Mariette, petite
accapareuse, le laissait partir, il allait se mêler au groupe des
bûcherons. Ces abatteurs avaient d'ailleurs déjà beaucoup diminué en
nombre dans le bourg lui-même. Les saisonniers de Dixmont, hache au
bras et musette au dos, exploitaient encore à la Ramée. Le bois se
devait de rester l'unique ressource du village. Aurélien n'hésitait
pas à prendre le croissant pour essarter au pied des jeunes
baliveaux. Il était jeune, vigoureux, plein d'allant et faisait
plaisir à voir.
« Tu nous feras une belle futaie! »
C'était tout; les hommes n'étaient pas bavards. Il fallait les
connaître. Ils se proclamaient eux-mêmes « hommes des bois », se
disaient façonnés à la hache et pour assurer cette réputation, à
laquelle ils tenaient, ils se montraient le plus souvent bourrus;
mais bourrus au grand cœur. Le craquement final du chêne abattu se
vivait comme un sacrifice ...
Et le soir, au retour à leur foyer, de leurs mains calleuses, ils
caressaient avec amour les joues de leurs enfants.
Han! C’était la hache d'Aurélien qui, au pied du tronc, faisait
voler avec effort ses copeaux éclatés, préparant ainsi le passage du
passe-partout.
« Cet engin n'est pas pour toi, petit gars; ça, c'est une autre
paire de manches. »
Le plus vieux du groupe prononçait ces paroles et il poursuivait :
« Quand les deux ne sont pas au même rythme, quand ils tirent à hue
et à dia, cette diable de scie se tord, se coince et parfois se
bloque totalement. »
Tous riaient! D'un rire franc qui guérit parfois, quand la peine est
trop lourde. À la pause, autour d'un brûlis étroitement surveillé,
Aurélien écoutait tout ouïe les récits du temps passé: ceux des
cidriers ambulants alors disparus, ceux des sangliers attirés tels
des papillons lors de la « chasse au phare », ceux du commerce des
sangsues.
Aurélien sourcilla :
« Mais oui, des sangsues, c'était même un sacré commerce! On les
vendait à prix d'or. Déjà au Moyen Âge, on tirait parti de ces sales
bestioles. »
Aucune allusion n'était faite aux maquisards de la dernière guerre.
Pour ces conteurs, ça n'avait pas le cachet de l'histoire ancienne.
Sur ces bonnes paroles, le bûcheron amateur mangeait un bout, buvait
le ratafia et s'en retournait à l'école. Mariette l'attendait …
Henriette LANDRY - Texte extrait de l’ouvrage LES SARMENT D'AMOUR
Editions L’ECIR – Paru en octobre 2007
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